Ossements entaillés d’hier et d’aujourd’hui, par Nathalie Richard

Durant mon dernier séjour en Argentine dans le cadre du projet SciCoMove, j’ai eu la chance de visiter la collection rassemblée par Richard Fariña et son équipe à proximité de Montevideo (Figure 1).

Figure 1 – Collection paléontologique de mégafaune fossile, site Arroyo del Vizcaíno, Uruguay.

Parmi les ossements découverts sur le site pléistocène Arroyo del Vizcaíno, certains présentent des entailles dont le tracé régulier intrigue les paléontologues (Figure 2).

Figure 2 – Entailles sur une côte de Lestodon (paresseux géant fossile).

Ces ossements m’en ont rappelé de plus anciens, dont les découvertes ont émaillé les débats sur l’antiquité de l’homme au 19e siècle.

La première de ces découvertes date de 1863, alors que les naturalistes européens débattent depuis 1859 des nouvelles hypothèses sur l’ancienneté géologique de l’homme à la faveur, en autres, du réexamen des sites étudiés par Jacques Boucher de Perthes aux environs d’Abbeville en France. Le 8 juin, Jules Desnoyers, bibliothécaire au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, présente à l’Académie des sciences française les résultats de découvertes faites à Saint-Prest près de Chartres (Eure-et-Loire). Dans des terrains datés de la fin de l’époque tertiaire (pliocène), il a découvert de nombreux ossements dont certains portent des stries dont la forme ne peut être expliquée, selon lui, par des causes accidentelles. Il en conclut que ces ossements typiques de la fin du tertiaire apportent la preuve de l’existence de l’homme à une époque géologique plus ancienne que celle des sites d’Abbeville et du Sud-Ouest de la France, datés du quaternaire. Si l’âge des terrains fait bien l’unanimité, l’origine anthropique des stries est quant à elle vivement discutée. Charles Lyell, le célèbre géologue britannique dont l’intervention en faveur de l’antiquité de l’homme avait été déterminante en 1859, la conteste. Après avoir observé les traces laissées par des dents de porcs-épics sur des ossements modernes, il conclut que les entailles peuvent être attribuées à l’action d’un des animaux fossiles présent à Saint-Prest, le Trogontherium Cuvieri, une sorte de castor géant. En 1863, la question fut laissée en suspens, et la nature des stries est toujours débattue, comme le suggère la révision des collections de Saint-Prest réalisée il y a quelques années [Vialet et al. 2021]. Au même moment, en mai 1863, d’autres vestiges qui paraissaient plus probants avaient été découverts par l’abbé Louis Bourgeois à Thenay, près de Pontlevoy (Loir-et-Cher). Il s’agit de silex polyédriques, découverts dans les terrains tertiaires, que Bourgeois tient pour taillés de main humaine.  Ces découvertes seront suivies d’autres similaires, par exemple à Otta dans la vallée du Tage au Portugal, et à Puy-Courny dans le Massif central en France, dans les années 1870. C’est alors que s’engage un long débat sur « l’homme tertiaire » qui prend place notamment dans les Congrès internationaux d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques réunis régulièrement depuis 1866. S’y s’affrontent de multiples positions dont aucune ne réussit à s’imposer : entre les partisans et les adversaires de l’existence d’un être intelligent, capable de fabriquer des outils avant l’ère quaternaire ; et parmi les partisans de cette existence, entre ceux qui pensent que cet être intelligent est similaire à l’homme actuel et les défenseurs de l’évolutionnisme qui estiment que cet être était un ancêtre pithécoïde de l’homme actuel [Richard, 2008].  Le débat se poursuit lorsque de nouveaux silex considérés comme taillés, désormais appelés « éolithes », sont découverts au Royaume-Uni, en Belgique et sur le continent américain [Grayson 1986 ; de Bont 2003]. Il reste vivace jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Si les silex paraissent des preuves plus probantes, d’autres ossements entaillés sont avancés comme argument en faveur de l’existence des humains ou proto-humains à l’époque tertiaire. En 1867, l’abbé Alexis Delaunay découvre des ossements entaillés d’Halitherium, un cétacé fossile, dans un terrain daté du miocène, les faluns de Chazé-Henry, près de Pouancé (Maine-et-Loire) (Figure 3).

Fig. 3 Fragments de côtes d’Halitherium avec incisions, faluns de Pouancé. In Gabriel & Adrien de Mortillet, Musée préhistorique, 1881, pl. IV.

Quelques années plus tard, en 1875, le géologue italien Giovanni Capellini, détenteur de la première chaire de géologie à Bologne à partir de 1860, entre dans le débat en présentant des ossements de cétacés fossiles entaillés découverts à proximité de Montaperti (près de Sienne). Capellini ne ménage pas ses efforts pour en faire reconnaître l’importance, comme le démontre l’abondante correspondance conservée dans les archives de l’Archiginnasio de Bologne. Mais comme dans les cas précédents, ces ossements suscitent des réactions contrastées, sans réussir à emporter l’adhésion. Certains sont aujourd’hui visibles dans les vitrines du Museo Giovanni Capellini, le musée de géologie et de paléontologie créé par Capellini à Bologne (Figure 3).

Figure 3 – Omoplate de Balaenotus (cétacés fossile) pliocène portant des stries, découverte par Giovanni Capellini à proximité de Sienne en 1875. @ Museo  G. Capellini, Bologna, Italie.

Les débats sur l’homme tertiaire furent ainsi marqués par l’ambiguïté des preuves et l’indécidabilité. Mais ils eurent également des conséquences plus positives pour l’archéologie, en favorisant l’étude plus approfondie des outils et des ossements présentés comme des preuves. Concernant les outils présumés, ils concentrèrent l’attention sur la reconnaissance des marques permettant d’affirmer qu’un silex avait été fabriqué par l’homme. Les bulbes de percussion et les retouches furent décrits avec plus de précision, ouvrant sur une analyse technologique et fonctionnelle de plus en plus fine des outils préhistoriques. Les ossements entaillés en revanche restaient avant 1914 plus difficiles à analyser et les expérimentations se limitèrent le plus souvent, comme l’avait fait Charles Lyell, à comparer les traces observées avec celles laissées par les dents et les griffes des animaux actuels sur des ossements modernes. Depuis les techniques utilisées au service de l’archéologie se sont beaucoup raffinées. Peut-être les technologies les plus récentes, qui mobilisent le concours de l’intelligence artificielle, permettront-elles de trancher la question.

Bibliographie

Bont, Raf De, “The Creation of Prehistoric Man: Aimé Rutot and the Eolith Controversy, 1900–1920.” Isis, vol. 94, no. 4, 2003, p. 604–30.

Grayson, D. K., “Eoliths, Archaeological Ambiguity, and the Generation of ‘Middle Range’ Research”, In D. J. Meltzer, D. D. Fowler, & J. A. Sabloff (Eds.), American Archaeology Past and Future, Smithsonian Institution Press, 1986, p. 71-133.

Richard Nathalie, Inventer la préhistoire. Les débuts de l’archéologie préhistorique en France, Paris, Vuibert, 2008, p. 185-195.

Vialet Amélie, Anne-Marie Moigne, Carole Vercoutère, Marie-Helene Moncel, Vanessa Coelho, et al., « Nouvelle étude du site de Saint-Prest : un témoin de la présence humaine en vallée de l’Eure autour d’un million d’années ? » in  F. Dugast ed., Formation et gestion des territoires de la Préhistoire à nos jours. Approches et perspectives exploratoires en Normandie et dans la vallée de l’Eure, 2021, p. 99-117.


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natrichard (January 9, 2025). Ossements entaillés d’hier et d’aujourd’hui, par Nathalie Richard. SciCoMove — Scientific Collections on the Move. Retrieved April 26, 2025 from https://doi.org/10.58079/131zq


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