Moulage de crâne trépané 1740 « Caverne de Baye », Musée de La Plata.

par Séverine Georgin

Attention, un crâne peut en cacher un autre !

Deux crânes trépanés sont aujourd’hui exposés dans une vitrine de la salle d’anthropologie du musée de La Plata. Leur muséographie met en évidence deux techniques de trépanation pratiquées au Pérou au sein d’une vitrine intitulée : « modificaciones corporales » associant la trépanation à d’autres mutilations corporelles comme la déformation crânienne et les altérations dentaires. Des instruments chirurgicaux en pierre taillée et un petit tumi de métal (couteau cérémoniel à lame semi-circulaire utilisé dans le Pérou pré-hispanique) permettent aux visiteurs d’imaginer les techniques utilisées et peut-être les souffrances endurées [Fridberg, 2006]. Les deux étiquettes indiquent qu’il s’agit de répliques et que leur provenance est péruvienne. Le moulage de gauche percé de multiples trous circulaires est en résine, il est récent. Le second moulage en plâtre, avec sa « trepanación rectangular de tipo corte Perú », sa patine et son numéro à l’encre rouge : 1740, intrigue (fig.1). En se rapprochant, une inscription légèrement effacée à l’encre noire se laisse encore lire : « caverne de Baye ».

Fig.1 – Détails du crâne 1740. 2024 © Auteur.

Ces indications trouvent une concordance avec le catalogue de la section anthropologique du musée de La Plata en Argentine rédigé en 1910 par l’anthropologue d’origine allemande Robert Lehmann-Nitsche (1872-1938) [Sardi, Del Papa, 2022]. L’inscription à l’encre noire renvoie à des sépultures hypogées de l’époque néolithique, dans la Marne, à l’est du Bassin Parisien. Ces « cavernes » ont été fouillées au début des années 1870 par le baron Joseph de Baye (1853-1931), un jeune aristocrate féru d’archéologie [Charpy, Homer, 2013]. La référence apposée directement sur le crâne indiquerait donc que le crâne qui aurait servi de modèle proviendrait de France et non du Pérou.

Que nous raconte cette discordance ?

Erreur sur l’étiquette ?

Une recherche sur internet permet de rapidement se rendre compte que la trépanation rectangulaire est un phénomène largement médiatisé et toujours associé à la trépanation péruvienne.

Le moulage 1740 fait écho à un débat initié en 1867, quand le diplomate américain Ephraïm George Squier (1821-1888) avait apporté à Broca (1824-1880) un crâne péruvien trépané, portant une cicatrice fort semblable à celui présenté par le musée de La Plata. Le fameux chirurgien et fondateur de la Société d’anthropologie de Paris (1859) posait un diagnostic [Broca, 1867, 403-408] qui devait sonner comme « un coup de tonnerre dans un ciel serein » [Charon, Thillaud, 2010 : 41], en particulier au sein de l’Académie de médecine où le crâne était présenté. À cette époque, l’opération du crâne, de par sa forte létalité, était mise au ban des pratiques chirurgicales. Le débat, sept ans plus tard devait rallier les préhistoriens quand, en 1873, Barthélémy Prunières, en Lozère, puis Joseph de Baye, dans la Marne, faisaient la découverte de crânes portant d’étranges ouvertures associées à des disques crâniens [Prunières, 1873, 704]. Des peuples jugés « primitifs », préhistoriques ou modernes, étaient capables d’ouvrir le crâne sans provoquer la mort de l’opéré alors que la chirurgie « moderne » échouait.

Le « crâne de Squier », le premier d’une longue série, est devenu depuis lors une sorte d’icône de la trépanation, à laquelle les auteurs écrivant sur le sujet se doivent de faire référence [Arnott, Finger, 2003]. Ces crânes, par leur suggestivité, possèdent donc un intérêt esthétique, scientifique et muséographique certain.

Un crâne provenant de « la caverna Baye [sic.] » ?

La première source permettant de tracer le moulage 1740 est l’acte de donation de la collection Moreno à la province de Buenos Aires, daté de novembre 1877. Le plâtre noté « caverne de Baye » y apparaît comme faisant partie d’un lot de quinze, arrivés de Paris en Argentine en 1874, en remerciement d’un premier envoi de crânes américains fait par le jeune collectionneur Francisco Moreno à Paul Broca [Farro, 2009]. Trois moulages de crânes provenant des grottes de Baye sont listés dans le même document de la manière suivante :

« dos habitantes de la caverna Baye […], « un cráneo trepanado de la caverna ó gruta de Baye [sic., …] ».

Le musée de La Plata a donc bien été en possession d’un crâne en provenance de Baye, en France. Se peut-il que le crâne 1740 actuellement en vitrine soit français ?

Les crânes trépanés des grottes de Baye ont été à de nombreuses reprises décrits dans la littérature. Textes et illustrations fournissent ainsi des informations claires sur la forme des ouvertures trouvées dans ces sépultures.

Fig.2 – Dessin réalisé par Joseph de BAYE dans son mémoire : La trépanation préhistorique, publié en 1876.

Ces ouvertures sont présentées comme circulaires, elliptiques ou irrégulières. Broca décrit deux crânes envoyés par de Baye en 1874: « Vous pouvez voir sur chacun d’eux une grande ouverture elliptique, régulière, aux bords cicatrisés » [Broca, 1874, 553]. En 1876, de Baye, quant à lui, présente cinq crânes ayant « subi des pertes de substance bien caractérisées » dont deux n’ont pas été présentés par Paul Broca. Un premier possède une « ouverture elliptique taillée en biseau », un second une « ouverture, presque ronde ». Des illustrations accompagnent ces deux spécimens. Le troisième, diagnostiqué comme hydrocéphale, est probablement celui décrit par Broca en 1874, le quatrième a « deux ouvertures dans la partie postérieure gauche ». Le dernier avec sa « perte de substance, la plus considérable » ne peut être classé comme trépané selon de Baye [De Baye, 1876, 12-13]. Il n’est donc fait aucune mention d’ouverture rectangulaire sur ces crânes.

Pour conclure, des questions en suspens…

La confusion autour du crâne 1740 est probablement liée au débat sur la trépanation qui mène à des comparaisons fréquentes entre crânes néolithiques et crânes péruviens et conduit naturellement à les associer dans les collections des musées. Mais beaucoup d’inconnues entourent encore ce numéro et les deux crânes qu’il représente. Pour l’instant, l’identité de l’original du moulage reste mystérieux, on ignore ce qui est arrivé au spécimen arrivé en 1874 de France, comment et quand l’erreur s’est immiscée dans la collection.

Le questionnement autour du numéro 1740 nous raconte une histoire de collection somme toute assez banale [Jardin, 2019]. Elle contrarie l’image idéalisée que le visiteur peut se faire de l’ordre et de la pérennité des objets de musée [Podgorny, 2024], mais aussi de la fabrique de la science à partir de ces objets. Ici, l’histoire de la trépanation n’a pas été écrite à partir de l’objet. À l’inverse, le spécimen a été choisi pour sa typicité à partir d’un récit préétabli. L’objet pensé comme une trace tangible de la réalité est ici « réinventé » par la narration du musée. La destinée du moulage 1740 nous rappelle le parcours souvent chaotique des pièces qui portent en elles « les traces de plusieurs strates d’histoire » [Robert, 2010, 188], fruits de débats ancrés dans leur époque, d’arrangements et de sensibilités variées [Appadurai, 2020].

Sources :

« Acta de donación y aceptación de noviembre de 1877 », 1910, Digesto de la Universidad Nacional de La Plata, Buenos Aires, Imprenta Coni Hermanos, p.142. [copie du document communiquée par Susana Garcia]

BROCA Paul, 1867, « Trépanation chez les Incas », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, II° Série, séance du 4 juillet, pp.403-408.

BROCA Paul, 1874, « Sur les trépanations préhistoriques », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, Paris, Masson, séance du 2 juillet.

BROCA Paul, 1876, « Sur la trépanation du crâne et les amulettes crâniennes », Association Française pour l’Avancement des Sciences, comptes-rendus de la 8e cession, séance du 28 août 1873, Budapest, Imprimerie Franklin-Társulat, p.140.

DE BAYE Joseph, 1976, La trépanation préhistorique, Paris, Ernest Leroux, p.13.

LEHMANN-NITSCHE Robert, 1911, Catálogo de la sección antropologica, del museo de la Plata, Buenos-Aires, Imprenta Coni Hermano.

PRUNIÈRES Barthélémy, « Sur les objets de bronze, ambre, verre, mêlés aux silex, et sur les races humaines dont on trouve les débris dans les dolmens de Lozère », Association Française pour l’Avancement des Sciences, comptes-rendus de la 2e cession, séance du 28 août 1873, Lyon, Imprimerie Pitrat Ainé.

Références :

APPADURAI, Arjun, 2020, La vie sociale des choses – les marchandises dans une perspective culturelle, Paris, Les Presses du Réel.

ARNOTT Robert, FINGER Stanley, SMITH C.U.M, 2003, Trepanation : History, discovery, theory. Lisse, Swets & Zeitlinger Publishers.

CHARON Pierre, THILLAUD Pierre-Léon, 2010, L’invention de la paléopathologie, une anthologie de la langue française, Saint-Etienne, Publication de l’Université.

CHARPY, Jean-Jacques, HOMER, Isabelle, 2013, « Joseph de Baye, de la Marne au Caucase », Catalogue de l’exposition des Archives départementales de la Marne, Conseil Général de la Marne.

JARDINE Boris, KOWAL Emma, BANGHAM Jenny, 2019, « How collections end. Objects, meaning and loss in laboratories and museums », British Journal for History of Science, Themes, 4, pp. 1-27.

FARRO Máximo, 2009, La formación del Museo de La Plata, Coleccionistas, comerciantes, estudiosos y naturalistas viajeros a fines del siglo XIX, Rosario, Prohistoria ediciones, colección historia de la Ciencia.

FRIDBERG, Diana, 2006, The Enchantment of a Medical Technology, Institute of Social and Cultural Anthropology, University of Oxford.

PODGORNY Irina, 2024, « Los museos, un espacio nada permanente », Sabers en acció, 10 janvier.

ROBERT Renaud, 2010, « Histoire d’objets. Objets d’histoire », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 41, no. Supplement 4.1, pp. 175-199.

SARDI Marina, DEL PAPA Mariano, 2022, « Escrito en los huesos y el papel. Una revisión de las colecciones antropológicas del Museo de La Plata », Revista del Museo de Antropología, 15 (1).

Remerciements :

Je remercie les différents membres du musée de La Plata qui ont rendu possible mes recherches : Marina Sardi, Mariano Del Papa, Gustavo Barrientos, Andrés Di Bastiano et Juan Cruz Galván de la section anthropologique, Ana Igareta et Mariano Bonomo de la section archéologique. Je remercie chaleureusement Susana Garcia pour son expertise et son aimable guidage au sein des archives et du musée et Irina Podgorny pour ses encouragements et sa formidable bibliothèque. Toute ma gratitude va aussi à ma directrice de thèse Nathalie Richard, Alexia Comte et Chloé Rousseau pour mon intégration et l’organisation du projet SciCoMov.


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alexiacomte (September 2, 2024). Moulage de crâne trépané 1740 « Caverne de Baye », Musée de La Plata. SciCoMove — Scientific Collections on the Move. Retrieved April 28, 2025 from https://doi.org/10.58079/127sw


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