De Dinan à La Plata, les voyages d’une hache néolithique entre la France et l’Argentine

Nathalie Richard

Fig. 1 – Hache polie française datant du néolithique, collection Ameghino, Musée de La Plata (Argentine). Sur l’étiquette « Robenhausien. Arr[ondissement] de Dinan. Côtes du Nord ». @cliché personnel

Le 10 mai 1881, Gabriel de Mortillet (1821-1898), l’un des préhistoriens français les plus influents de son temps, écrivait à Fiorentino Ameghino (1853-1911), un savant venu d’Argentine qui résidait alors à Paris. Il offrait à son « collègue », comme il le nommait, trois objets préhistoriques et joignait à sa lettre un croquis (Figure 2).

Fig. 2 – F. Ameghino, Obras completas. Vol. XX Correspondencia científica, La Plata, Taller de impresiones oficiales, 1935, p. 203.

Les trois objets provenaient de sites français. Une hache en diorite polie, datée de l’époque alors appelée « robenhausienne » correspondant au début du néolithique, et une hache votive en bronze représentative de cette période, venaient de localités situées dans les Côtes-du-Nord, maintenant Côtes d’Armor, au nord de la Bretagne. Une pointe à cran taillée, représentant l’époque solutréenne, venait du Placard, dans le département de la Charente.

La lettre et le croquis sont des témoins, parmi d’autres, d’une des activités importantes d’Ameghino lors de son séjour à Paris. Depuis le début des années 1870, ce professeur de la ville de Mercedes au centre nord de l’Argentine fouillait les environs et collectait à la fois des ossements fossiles et des vestiges archéologiques. Dès le milieu des années 1870, il soutenait que l’homme avait été contemporain des grands animaux disparus de la Pampa et que son antiquité dans ces régions méridionales de l’Amérique était égale à celle désormais reconnue en Europe. Diffusant ses idées dans les milieux savants de Buenos Aires et dans la presse argentine, Ameghino écrivit aussi à des scientifiques européens pour leur présenter ses premières découvertes et leur annoncer la publication d’une synthèse sur le sujet. Il s’engageait ainsi dans des débats et des controverses sur l’antiquité de l’homme américain qui s’étaient développées, des deux côtés de l’Atlantique, depuis une décennie.

En 1878, Ameghino fit le voyage à Paris avec sa collection. Il était chargé d’organiser l’exposition de pièces anthropologiques, archéologiques et paléontologiques pour le compte de l’Argentine au sein de l’Exposition universelle de 1878. Il resta trois ans à Paris et en profita pour nouer des contacts avec des scientifiques influents, paléontologues, géologues, anthropologues et préhistoriens principalement. Il participa à plusieurs congrès internationaux et il devint membre de la Société d’anthropologie de Paris en 1879, puis de la Société géologique de France en 1880. Sur place, il réalisa un catalogue des pièces exposées dans l’exposition anthropologique argentine, publia avec Henri Gervais, le fils du professeur du Muséum national d’histoire naturelle Paul Gervais, un catalogue des mammifères fossiles de l’Amérique du Sud considéré comme l’un des plus complets alors disponibles et fit paraître, dans la Revue d’anthropologie, un long article résumant ses thèses sur l’antiquité de l’homme dans la Pampa (Revue d’anthropologie,1879, 2, p. 210-249). Il visita aussi de nombreux sites et réalisa des fouilles et des études plus poussées à Chelles (Seine-et-Marne), un site découvert en 1874 à 20 kilomètre au nord-est de Paris, et dont Mortillet et lui estimaient qu’il était le plus ancien alors connu en France.

Durant son séjour en Europe, Ameghino mit également beaucoup d’énergie dans la vente et dans l’échange de spécimens exposés par l’Argentine en 1878. Il vendit et troqua des doublons et des moulages de sa propre collection et rassembla, grâce à ces échanges, un ensemble d’objets préhistoriques européens et de moulages qui lui permettaient de réaliser des comparaisons avec les vestiges découverts en Argentine. Dans sa correspondance, il mentionnait, à son retour, un total de plus de 4000 objets préhistoriques européens ainsi obtenus par achats, échanges, dons et dans ses propres fouilles. Les trois objets dessinés par Mortillet en faisaient partie.

En 1886, Ameghino vendit sa collection aux autorités de la province de Buenos Aires afin qu’elle entre au Musée de La Plata fondé depuis peu à l’initiative de Francisco Moreno. Il en était alors sous-directeur, avant de partir diriger le Musée national situé à Buenos Aires.

La collection archéologique d’Ameghino est ainsi l’une des importantes collections historiques du Musée de La Plata. Elle fait l’objet d’un travail d’inventaire et de recollement réalisé par l’équipe des archéologues du musée sous la direction de Mariano Bonomo, une tâche rendue parfois difficile par l’absence d’information sur la provenance des pièces. La partie argentine de la collection archéologique a pu plus aisément être inventoriée et étudiée, notamment parce qu’elle a servi de base factuelle au gros ouvrage qu’Ameghino publia en 1880-1881 sous le titre La antigüedad del hombre en el Plata. Les deux volumes contiennent de nombreuses planches, et les dessins sont suffisamment précis pour permettre la confrontation avec les objets et fournir ainsi sur eux des informations complémentaires. Des précisions sont également fournies par le Catalogue de la section anthropologique et paléontologique de la République argentine à l’Exposition universelle de Paris de 1878 réalisé par Ameghino.

Tel n’est pas le cas pour les objets européens, pour lesquels aucun inventaire n’a été réalisé à l’époque. Certains portent des indications inscrites sur des étiquettes ou directement sur la pièce. Mais d’autres sont dépourvus complètement de telles indications. Si bien que seule une minorité de ces objets pourra sans doute être totalement documentée.

La hache en diorite dessinée par Mortillet fait partie des pièces que l’on peut documenter. Seule parmi les trois spécimens esquissés dans la lettre de 1881, elle a pu être retrouvée à ce jour. Sa forme et l’inscription figurant sur son étiquette, sur laquelle on reconnaît l’écriture de Mortillet, permettent de l’identifier de manière certaine (Figure 1). Cette hache polie provient peut-être des collectes faites par Mortillet lui-même dans la région, ou bien de fouilles réalisées à Lamballe et à Dinan par l’amateur Jules Lemoine, horloger-bijoutier de Lamballe, qui rassembla dans les années 1870 et 1880 une collection renommée de haches néolithiques en pierre et en bronze. Elle est représentative des doublons que les musées et les collectionneurs privés conservent précisément pour réaliser des échanges. Elle est donnée à Ameghino en échange d’ossements fossiles qu’il a lui-même donnés à l’Ecole d’anthropologie de Paris où Mortillet enseigne l’anthropologie préhistorique.

Cette hache est ainsi tout à fait représentative d’une économie du troc de spécimens entre collectionneurs. Elle souligne la fonction cruciale des doublons dans ces circulations d’objets. Elle met aussi en lumière la porosité des frontières entre institutions et entre collections publiques et privées. Cette hache est en effet peut-être prélevée dans les doublons du Musée des antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, où Mortillet est en charge des collections préhistoriques, mais elle vient en compensation d’un don fait à une autre institution, l’Ecole d’anthropologie de Paris, à laquelle Mortillet est aussi associé. Le troc s’opère par ailleurs entre des institutions publiques et un collectionneur privé. La complexité de ces échanges souligne que le mouvement des spécimens ne s’opère pas uniquement des collections privées vers les collections publiques, le seul déplacement que l’historiographie des musées a eu tendance à prendre en considération, mais que des spécimens sortent aussi des musées publics pour aller dans des collections privées.

La hache du musée de La Plata met également en lumière l’importance des types dans la construction des collections et l’élaboration des interprétations sur la préhistoire au 19e siècle. Elle est donnée par Mortillet parce qu’elle est à ses yeux représentative des sites de l’époque que l’on appelle alors l’âge de la pierre polie, ou « robenhausien ». Ces objets types, qui permettent d’identifier et de replacer des trouvailles dans une chronologie relative, sont décrits par Mortillet lui-même dans un ouvrage illustré qui établit une forme de canon, intitulé Le Musée préhistorique (1881). Cet ouvrage sert de référence et de guide à de nombreux préhistoriens de l’époque, dont Ameghino. Ces derniers s’efforcent de constituer des collections les plus complètes possibles en réunissant, par des fouilles, des échanges ou des achats, une série d’objets conforme à celle qui est représentée dans le Musée préhistorique. La diffusion de ces objets types et ses ouvrages permettent à Mortillet d’imposer la chronologie de la préhistoire qu’il a élaborée au début des années 1870. Cette chronologie relative, fondée sur la typologie, identifie chaque période par un ou quelques objets types. Par ailleurs Mortillet soutient, comme beaucoup de ses contemporains, que la succession des industries observées en Europe a valeur universelle et que la chronologie européenne s’applique partout dans le monde. Ameghino partage pour partie cette conception et il date les vestiges qu’il trouve en Argentine par comparaison avec des objets ou des associations faune-objets européens. Les séries européennes qu’il rapporte en Argentine et qui seront pour un temps exposées au Musée de La Plata servent ainsi de point de référence.

Pour conclure, il n’est peut-être pas innocent que Mortillet envoie à Ameghino des artefacts de la fin du paléolithique et du néolithique. Car les deux savants diffèrent sur la datation des vestiges trouvés en Argentine. Ameghino soutient que certains vestiges, des ossements incisés et quelques silex taillés, démontrent une antiquité de l’homme américain égale à celle de l’homme européen. Mortillet est plus circonspect. En 1873, il avait examiné sur la demande de Paul Gervais des silex similaires venus d’Argentine et avait estimé qu’ils dataient du début du néolithique et ne prouvaient pas l’existence de l’homme à une période très ancienne (Journal de zoologie, 1873, 2, p. 233). Dans le Musée préhistorique, un seul silex argentin est représenté, et il figure dans une planche consacrée l’époque néolithique, dite robenhausienne (Musée préhistorique, 1881, pl. XLIV).

Références :

Simón, C.; Bonomo, M.; Lanzelotti, S.; Suarez, G.A. “Materiality and Images: Ameghino’s Collection of La Antigüedad del Hombre en el Plata in the La Plata Museum, Heritage 2023, 6, 1605–1621. https://doi.org/10.3390/heritage6020086

Irina Podgorny, El sendero del tiempo y de las causas accidentales. Los espacios de la prehistoria en la Argentina, 1850-1910, Rosario, Prohistoria, 2009.

Irina Podgorny, Florentino Ameghino y hermanos: empresa argentina de paleontología ilimitada, Buenos Aires, Edhasa, 2021.

Nathalie Richard, Inventer la préhistoire. Les débuts de l’archéologie préhistorique en France, Paris, Vuibert-Adapt, 2008.


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natrichard (June 29, 2023). De Dinan à La Plata, les voyages d’une hache néolithique entre la France et l’Argentine. SciCoMove — Scientific Collections on the Move. Retrieved April 26, 2025 from https://doi.org/10.58079/twud


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