Entre Rouen et Montevideo : le musée industriel scolaire Dorangeon

Par Susana V. García, CONICET-Museo de La Plata, UNLP

Musée national de l’Éducation (Rouen, France)
Museo Pedagógico “José Pedro Varela” (Montevideo, Uruguay)

Les musées de l’éducation de Rouen et de Montevideo possèdent chacun un objet un peu particulier : un tableau présentant des échantillons, intitulé « Musée Industriel Scolaire Dorangeon ». Cette collection didactique a été conçue par Charles Dorangeon, un professeur de technologie industrielle à Amiens, et publiée par la librairie Charles Delgrave à Paris, spécialisée dans les textes, le mobilier et le matériel éducatifs. Cette maison l’a commercialisée entre 1884 et les années 1920, ou peut-être plus longtemps. Elle a été publiée en français, mais aussi en espagnol et en portugais pour les écoles ibéro-américaines. Elle a été présentée lors de diverses expositions internationales et nationales de matériel pédagogique, ainsi que dans des musées pédagogiques créés dans les années 1880. Le Musée pédagogique de Montevideo, fondé en 1889, et l’ancien Musée pédagogique créé à Paris en 1879 (dont les collections sont aujourd’hui conservées à Rouen) sont des témoins de ce mouvement de création de musées destinés à exposer des objets pour l’instruction (Buisson, 1888; Andrews, 1908; Hartmann, 1907; Hübner, 1906). À la fin du XIXe siècle, l’éducation fait en effet l’objet d’un commerce florissant et de la production en série de matériels didactiques. Plusieurs librairies, éditeurs et maisons d’histoire naturelle ont fait fortune en tant que fournisseurs officiels des écoles publiques ou de celles d’importantes congrégations religieuses.

L’industrie scolaire en plein essor a étendu à l’échelle mondiale le commerce et la circulation de différents supports destinés à soutenir visuellement les leçons de diverses disciplines : planches illustrées, boîtes de minéraux ou d’insectes, échantillons de matières premières et de leurs dérivés industriels, herbiers, modèles anatomiques en cire, en papier mâché ou en plâtre, instruments, laboratoires portables, animaux taxidermisés ou préparés dans l’alcool, etc. Les catalogues commerciaux proposaient également du mobilier adapté à l’utilisation et à la conservation des collections. Plusieurs entreprises françaises et allemandes ont ainsi produit une large gamme d’objets pour l’enseignement primaire et secondaire qui ont inspiré ou ont pu être adaptés par des enseignants d’autres pays pour développer leurs propres modèles “nationaux” (García, 2007, 2015).

Dans les années 1890, les modèles de musées et de collections scolaires commercialisés par diverses librairies se multiplient. Mais vers 1885, seuls quatre types de “musées scolaires” pour l’enseignement primaire étaient en vente à Paris, connus par le nom de leur concepteur ou fabricant : Deyrolle, Saffray, Vlasto et Dorangeon (Bouvier, 1886).

Le plus ancien et le plus diffusé dans les écoles françaises et sud-américaines était celui de la maison Deyrolle, une entreprise familiale dédiée à l’histoire naturelle existant depuis les années 1830 qui s’étaient par la suite spécialisée dans les produits éducatifs. L’État français était son plus important client. Son premier modèle de « musée scolaire » consistait en une collection de 110 planches aux illustrations colorées, dont certaines comportaient aussi des échantillons d’objets naturels et manufacturés. Il comprenait deux séries, l’une traitant de l’histoire naturelle (zoologie, botanique et géologie) et l’autre de leurs applications dans l’agriculture, l’industrie, l’habitat, l’alimentation et le vêtement. Le musée était accompagné d’un texte imprimé contenant des commentaires sur les spécimens et les illustrations. Ces planches pédagogiques connurent un immense succès (Broglie, 2010). La collection complète valait 304 francs, y compris les quatre boîtes pour le transport et la conservation. Ses différentes composantes pouvaient être achetées séparément : chaque planche coûtait 1,5 franc et les échantillons entre 20 et 40 centimes chacun. Pour le Brésil, ces planches furent adaptées selon les instructions d’un pédagogue brésilien et publiées en portugais sous le titre de « Musée scolaire brésilien », qui a également circulé au Portugal (Vidal, 2017). Dans les années 1890, les catalogues de Deyrolles les proposent également en espagnol. La maison a développé aussi d’autres produits pour l’enseignement des sciences naturelles, diversifiant les types de collections pour différents niveaux d’enseignement et tous les budgets (García, 2015).

Le « Musée Saffray », quant à lui, était sans doute le plus admiré, mais aussi le plus cher. Commercialisé par la librairie Hachette à Paris, il avait été conçu par le médecin et botaniste Charles Saffray (1833-1890). Il était constitué d’un meuble en chêne à dix tiroirs, contenant près de 1100 échantillons regroupés en séries didactiques. Le meuble avait des étagères pour supporter les tiroirs et le matériel, ce qui facilitait la manipulation des échantillons et leur présentation aux élèves, comme le prescrivaient les “leçons de choses” dans les écoles primaires. Ce musée coûtait 600 francs et était accompagné d’un catalogue à 340 francs qui servait de manuel pédagogique, proposant des leçons pour chaque objet.

Le musée scolaire du Dr Saffray, publié par la librairie Hachette

Le « Musée Vlasto », conçu par l’ingénieur Ernest M. Vlasto (1848-1900), comportait également un meuble à tiroirs et un guide pour les leçons de choses. Il contenait 350 échantillons, étiquetés et placés dans des plateaux en carton, ce qui permettait aux enseignants de retirer et de manipuler facilement chaque spécimen. Il coûtait 125 francs et était vendu par la Société Générale des Produits Chimiques (Bouvier, 1886). C’est probablement le moins connu de ceux proposés à Paris dans les années 1880.

Parmi ces musées, celui de Dorangeon était le moins cher et le plus diffusé. Il fut distribué dans les écoles primaires en France et en Uruguay, mais aussi en Argentine et au Mexique. Il a également été présenté à l’exposition de matériel scolaire organisée à Santiago du Chili en 1885, qui a mené à la création d’un musée pédagogique local. Le musée Dorangeon bénéficiait d’un prix attractif, mais aussi d’une présentation didactique commode. Il était constitué de 12 planches en carton de 73 cm par 47 cm, sur lesquelles étaient suspendus les objets ou substances à utiliser dans les leçons de choses. Il pouvait également servir pour la décoration des classes. D’un coût initial de 60 francs en 1884, il passa à 75 francs quelques années plus tard, plus 8 francs pour la boîte en bois destinée à son transport et à sa conservation. Il était accompagné d’un texte contenant 16 leçons qui pouvaient être illustrées grâce au musée, et qui coûtait 75 francs. Chaque tableau pouvait être vendu séparément pour 8 francs.

La collection comprenait environ 1200 petits échantillons de matières premières et de produits fabriqués à partir de celles-ci. Il présentait environ 75 industries liées aux besoins humains fondamentaux que les enfants devraient connaître. Les trois premiers tableaux étaient consacrés à l’alimentation (céréales et pâtes, légumes et condiments, boissons et industries diverses, incluant la fabrication de récipients : verre, céramique, porcelaine, etc.). Un deuxième ensemble traitait du vêtement : quatre tableaux présentaient des matériaux d’origine végétale et animale (lin et chanvre, coton et jute, laine et soie, cuirs et peaux) et un autre illustrait les éléments de teinture et ceux utilisés dans la fabrication des produits de nettoyage. La troisième catégorie concernait l’habitation, avec trois tableaux présentant les matériaux de construction, le chauffage et l’éclairage. Une dernière planche était dédiée aux « besoins intellectuels » (plumes et encres pour l’écriture, papier, impression, etc.) et à diverses autres industries.

Chaque tableau comprenait une douzaine de sections, avec de petits objets et substances dans des tubes de verre, des explications et quelques dessins. Chaque section était consacrée à une matière première, montrant son état naturel et les étapes de sa transformation industrielle. Les séries et les échantillons étaient attachés à la planche par un système qui permettait de les retirer et de les replacer au même endroit, facilitant ainsi l’observation des élèves et excitant leur curiosité.

Les objets de ces musées scolaires commerciaux étaient directement liés aux thèmes des « leçons de choses » : l’alimentation, les matières premières utilisées dans la fabrication des vêtements et des objets quotidiens, les métaux, les minéraux et les matériaux de construction. Les échantillons étaient mobiles et d’une taille appropriée pour que les enfants puissent les manipuler et les observer de près. Ces musées présentaient surtout des séries montrant la transformation de la matière première en objets quotidiens. Par exemple, la série sur le coton commençait par des échantillons de la plante et se terminait par des tissus et des textiles, en passant par les étapes intermédiaires de la filature. Ils devaient être classés selon des principes pédagogiques et avec de textes explicatifs. En, effet, les objets ne parlaient pas d’eux-mêmes, et leur interprétation n’avait rien d’évident pour les élèves et les enseignants. Ces derniers avaient besoin de textes explicatifs sur leur nature et leurs usages, ainsi que de directives sur les leçons que l’on pouvait en tirer. De nombreux catalogues ou guides de ces collections servaient de manuels d’enseignement. L’importance des « musées » publiés par les librairies et les maisons d’histoire naturelle résidait ainsi dans l’identification, l’organisation et la classification des spécimens et les explications qui les accompagnaient.

La leçon de choses, introduite dans les matières obligatoires de l’école primaire française à partir de 1882, devient l’enseignement de sciences et d’arts utiles, notamment l’histoire naturelle (Kahn, 2001). En Argentine et en Uruguay, les principes de cet enseignement ont d’abord été diffusés dans leur version anglo-américaine dans les années 1870, surtout avec la traduction et l’adaptation du texte de Norman A. Calkins (1822-1895), Primary object lessons for a graduated course of development, a manual for teachers and parents with lessons for the proper training of the faculties of children (1861) (García, 2007). Ces leçons utilisaient des images imprimées, mais dès les années 1880, on insistait aussi sur le fait que les enfants devaient observer, toucher et apprendre avec des objets. La promotion d’une pédagogie basée sur les objets favorisa le développement des musées scolaires. La croyance que l’intelligence de l’élève, confronté directement aux objets, lui permettrait de découvrir leur nature était la base de la justification de cette tendance éducative qui revendiquait les musées et les collections comme source de la connaissance et des pratiques d’enseignement. Ce mouvement fut promu par des éducateurs, des naturalistes et de grandes maisons de taxidermie et d’histoire naturelle. Dans plusieurs villes, des enseignants inventèrent leurs propres versions des musées scolaires. À Barcelone, par exemple, le professeur et écrivain Julián López Catalán (1834-1890) organisa en 1881 une “boîte encyclopédique” contenant 130 échantillons des trois règnes de la nature et le texte explicatif correspondant. Cette boîte a été publiée et commercialisée par la librairie de Juan et Antonio Bastidos, qui a ensuite élargi la collection à 170 objets. Ce “musée” était assez diffusé dans la région du Rio de la Plata et, comme les modèles français, a servi d’inspiration pour produire des versions locales. Par exemple, entre 1890 et 1903, un professeur d’origine italienne de l’École normale de Paraná (Argentine), Pedro Scalabrini (1848-1916), a confectionné et vendu des collections appelées “musée scolaire argentin”, présentées dans des boîtes en bois, dans le style des “boîtes encyclopédiques” de López Catalán et celles proposées dans les catalogues français des années 1890. Elles contenaient entre 50 et 100 échantillons de minéraux, de bois, de fossiles, de mollusques, d’os et d’autres produits naturels, provenant principalement de la région où il vivait (Rajschmir, 2000, García 2007, García, 2010). Parallèlement, un professeur d’origine espagnole et directeur d’une école à Buenos Aires, Guillermo Navarro, a présenté en 1894 son propre ” Musée scolaire national”, inspiré du modèle de Saffray mais avec des spécimens argentins, composé d’un meuble en cèdre à neuf tiroirs et d’un millier d’échantillons, illustrant les industries nationales et les ressources productives potentielles du pays (García, 2007, 2015).

Dans la plupart des cas, les pédagogues insistaient sur le fait que les musées scolaires devaient être constitués par les enseignants et les élèves à partir des objets naturels et industriels de leur localité. De nombreux enseignants enthousiastes collectèrent, parfois avec l’aide de leurs élèves, les produits naturels et industriels de la région, mais la réalisation des musées rencontrait un certain nombre de difficultés. Une partie des problèmes venait de la conservation et du classement des objets accumulés dans les salles de classe, qu’ils aient été apportés par les élèves, collectés lors de voyages scolaires ou donnés par les enseignants et les voisins. Les “musées” produits commercialement, malgré leur coût et leurs avantages didactiques, n’eurent pas non plus un avenir assuré dans les écoles. Beaucoup prirent la poussière, d’autres furent oubliés, avec des échantillons et des étiquettes perdus.

Si bien que des musées scolaires furent créés ou réinventés à plusieurs reprises, conformément aux mêmes principes pédagogiques et aux mêmes idées, comme si les objets créés et les pratiques pédagogiques qui leur sont liées s’étaient volatilisés. Cela fait peut-être partie de leur caractère d’objets de consommation dans une société qui, tout comme elle crée des discours et des objets, les jette rapidement dans l’oubli pour qu’ils puissent être créés de nouveau (García y Podgorny, 2001).

Références bibliographiques

Andrews, Benjamin. “Museums of education: their history and use”, Teachers College Record, 1908, vol. 9, nº 4, pp. 1-98.

Bouvier, Eugène Louis. “Observations critiques sur les musées scolaires”, La revue pédagogique, vol. 8, 1886. pp. 212-234.

Broglie, Louis Albert De, Deyrolle : leçons de choses, Paris : Michel Lafon, 2010. 

Buisson, Ferdinand (éd.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. 1er. Partie, Tome 2, Paris : Hachette, 1888.

García, Susana V. “Museos escolares, colecciones y la enseñanza elemental de las ciencias naturales en la Argentina de fines del siglo XIX”, História, Ciências, Saúde – Manguinhos (Río de Janeiro), 2007, vol. 14, nº 1, pp. 173-196

García, Susana V “Museos y materiales de enseñanza en la Argentina, 1890-1940”, en: Castilla, A. (comp.): El museo en escena. Políticas culturales y museos en América Latina. Buenos Aires: Paidós, 2010, pp. 91-109.

García, Susana V. “La industria didáctica y las colecciones escolares en perspectiva histórica”, en Pelada, Marcela (comp.) Patrimonio histórico educativo. Investigaciones y experiencias en América Latina y Península Ibérica, Buenos Aires: Huellas de la Escuela, 2015, pp.119-134.

García, Susana V. y Podgorny, Irina. “Pedagogía y nacionalismo en la Argentina: lo internacional y lo local en la institucionalización de la enseñanza de la arqueología”, Trabajos de Prehistoria (Madrid), 2001, vol. 58, n° 2, pp. 9-26.

García, Susana V. y Podgorny, Irina. “El museo en los tiempos de la historia natural. Colecciones y universidad alrededor de 1900”, Códice. Boletín científico y cultural del Museo Universitario, Universidad de Antioquia (Colombia), 2016, vol 17, n° 29, pp. 8-29.

Hartmann, Federico. “Los museos escolares del mundo”. El Monitor de la Educación Común (Buenos Aires), 1907, vol. 27, n° 409, p.1-17.

Hübner, Max. Die ausländischen Schulmuseen. Breslau: s/d, 1906.

Kahn, Pierre, La leçon de choses. Naissance de l’enseignement des sciences à l’école primaire, Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 2001.

Rajschmir, Cinthia. “Los museos escolares argentinos. De la enseñanza de las ciencias a la construcción de lo nacional”. En: Gvirtz, Silvina (dir.). El color de lo incoloro. Miradas para pensar la enseñanza de las ciencias. Buenos Aires/México: Novedades Educativas, 2000, p.149-175.

Vidal, Diana Gonçalves (2017) “Transnational education in the late nineteenth century: Brazil, France and Portugal connected by a school museum”, History of Education, 2017, vol. 46, nº2, p. 228-241.


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Nathalie Richard (February 7, 2023). Entre Rouen et Montevideo : le musée industriel scolaire Dorangeon. SciCoMove — Scientific Collections on the Move. Retrieved April 28, 2025 from https://doi.org/10.58079/twtv


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